LE SOLDAT INCONNU : L’hommage de la France aux morts sans visage
Paru dans le Figaro le 28 janvier 2021, rediffusé sur le site de l’UNC ALPES
Il y a cent ans se déroulait l’inhumation à Paris, sous l’Arc de triomphe, de la dépouille d’un poilu sans identité. Par cette initiative, la République voulait saluer les milliers de disparus de la guerre de 1914-1918, privés de sépulture. La tombe, où brûle la flamme, est devenue le symbole de la France combattante.
Il fait encore sombre ce matin du 28 janvier 1921. Ce jour-là, cinquante ans jour pour jour après l’armistice de 1871, la France espère tourner la page d’un conflit douloureux avec l’Allemagne. Elle croit l’avoir définitivement résolu avec la victoire, la chute des Hohenzollern et le retour des deux provinces d’Alsace et de Lorraine dans le giron national. C’est la date choisie pour inhumer définitivement le « soldat inconnu ». La cérémonie se veut solennelle mais aussi très sobre. Ni le président de la République, Alexandre Millerand, ni le président du Conseil, Aristide Briand, ne sont présents. La raison en est simple : la grande cérémonie a déjà eu lieu le 11 novembre 1920, jour de la panthéonisation de Gambetta. La République a fait une pierre deux coups. Mais la décision ayant été prise dans la précipitation, la tombe n’avait pas eu le temps d’être creusée sous l’Arc de triomphe. Il a fallu attendre ce 28 janvier.
Vers 7 h 30, des gens de tous âges et de toutes conditions, des veuves, des vieillards, des mutilés de guerre, affluent aux environs de l’Étoile. Ils tentent, à travers les haies de cuirassiers, de dragons, d’artilleurs, d’aviateurs et de sapeurs-pompiers, d’apercevoir ce qui se joue au centre du Monument. Alors que quelques rayons de soleil percent à peine la brume, on aperçoit sous la voûte une tombe ouverte, profonde de huit pieds. À côté, sur des étais, une large pierre grise attend de recouvrir le tombeau avec l’inscription :
« Ici repose un soldat français mort pour la patrie, 1914-1918. »
Vers 8 heures, un aréopage d’officiels commence à arriver. Il y a là plusieurs ministres, dont celui des Pensions, André Maginot, celui des Colonies, Albert Sarraut, des chefs d’État-major, le grand chancelier de la Légion d’honneur et les trois maréchaux de France, Foch, Joffre et Pétain, ainsi que quelques responsables d’associations d’anciens combattants, les fameuses « gueules cassées ».
« Mercantis de la mort »
Puis on aperçoit le premier ministre anglais Lloyd George et le ministre italien des Affaires étrangères, le comte Sforza, présents alors à Paris pour participer à la Conférence interalliée censée régler l’indemnité que l’Allemagne doit payer au titre des dommages de guerre jusqu’en 1988 et qu’elle cessera de rembourser dès 1923 (on oubliera de le lui rappeler en 2010 quand elle s’acharnera sur la Grèce en prétendant qu’une nation doit respecter ses échéances).
La cérémonie commence vraiment à 8 h 30. Tout à coup, le soleil inonde les Champs-Élysées. Roulements de tambours et garde-à-vous. Le cercueil de chêne du « soldat inconnu » qui repose depuis le 11 novembre dans la chapelle improvisée, au premier étage de l’Arc de triomphe, est descendu enveloppé dans un large drapeau français. Alors, comme le précise l’historien Christophe Soulard-Coutand dans son Histoire méconnue du soldat inconnu (1), le ministre de la Guerre, Louis Barthou, le préfet de police et six poilus du 1er régiment du génie hissent le cercueil sur leurs épaules et viennent le déposer devant la tombe. Barthou, d’une voix émue, rend hommage aux « héros obscurs et anonymes » qui sont tombés pour la France et conclut :
« Ces morts commandent aux vivants. Écoutons leurs voix et obéissons pour faire, dans la paix qu’ils nous ont conquise, une France unie, laborieuse, confiante et forte. »
Après un lourd silence, où chacun craint, comme souvent depuis la révolution, que ces proclamations d’unité ne cachent de profondes divisions, la musique joue La Marseillaise. C’est alors que le cercueil descend lentement dans la fosse et s’efface à jamais. Les yeux en larmes, Barthou s’écrie : « Vive la France ! ». Lloyd George agite son chapeau. La foule force alors les barrages. De nombreux Parisiens, qui ont perdu un proche et n’ont jamais retrouvé son cadavre, viennent jeter quelques fleurs ou réciter une prière. La police reprend petit à petit la situation en main et organise un couloir bordé de gardes républicains pour que les présents puissent se recueillir en paix devant le cercueil de l’inconnu. Peut-être est-il leur fils, leur frère, leur mari, leur amant ?
C’est une loi du 31 juillet 1920 qui est indirectement à l’origine de cette cérémonie en ayant transformé en profondeur les habitudes de guerre. Jusqu’à la fin du XIXe e siècle, les soldats morts au combat étaient laissés dans des fosses communes. Seuls les officiers supérieurs avaient droit à une sépulture. Mais, après 1918, on décida de généraliser cette pratique. Plusieurs questions se posèrent alors. Où ensevelir ces corps ? Fallait-il les laisser aux côtés de leurs camarades, au sein de grandes nécropoles, comme le défendait alors le futur président de la République, Paul Doumer, dont trois fils étaient morts au front, ou fallait-il les rapatrier dans leur village, comme le plaidait Louis Barthou, espérant que son fils, mort aussi pour France, soit inhumé au Père-Lachaise afin qu’il puisse se recueillir plus facilement sur sa tombe ?
D’importantes recherches sont menées sur le front, comme le relate avec une poésie tragique le film de Bertrand Tavernier, La Vie et rien d’autre. Elles donnent lieu à des dérapages sordides. Des familles en manque de corps ont recours à des « mercantis de la mort », comme on disait, de sombres trafiquants qui, moyennant finance, hantent les anciens champs de bataille pour déterrer des cadavres pris au hasard, assurant leurs proches qu’il s’agit bien des leurs, afin de les inhumer dans le caveau familial.
Mais il n’a pas toujours été possible de retrouver l’identité de ces soldats noyés sous les « orages d’acier » (Ernst Jünger). L’artillerie lourde, fruit des progrès industriels, a été l’arme la plus féroce de cette guerre. Elle a englouti plus de 300 000 soldats français, disparus à jamais au fin fond d’une tranchée, dans un no man’s land boueux. Plus que la mort, c’était d’ailleurs cette disparition qui terrorisait les poilus. Ils acceptaient de partir au champ d’honneur mais pas de finir de cette façon obscure. Les soldats des tranchées se juraient de faire tout leur possible pour ne pas laisser leurs camarades finir comme des morts sans visage. Mais cette promesse ne pouvait pas toujours être respectée.
Symbole de toutes les souffrances
Alors germe l’idée de transférer solennellement la dépouille d’un soldat anonyme tombé au champ d’honneur pour honorer tous ces disparus. Le lieu prévu est le Panthéon. De grands chefs militaires comme Pétain ou Joffre soutiennent cette initiative. Mais une polémique éclate. L’Action française, les néoroyalistes, estime que le Panthéon n’est pas un lieu digne d’un tel soldat. « Les “gloires” qu’on y a placées, depuis le funeste Rousseau jusqu’à l’immonde Zola, feront au Héros français une bien mauvaise compagnie », écrit le journal. Les esprits cogitent et, finalement, c’est le journaliste Henry de Jouvenel, auteur de La République des camarades, qui propose l’Arc de triomphe. Cette idée finit par faire l’unanimité. Mais nous sommes début novembre 1920. La grande cérémonie est pour le 11. C’est à la hâte que le gouvernement décide de désigner à Verdun un soldat inconnu. Il en confie la tâche à un simple homme de troupe, le caporal Auguste Thin, qui tranche entre huit cercueils réunis dans une chapelle ardente devant le ministre Louis Maginot. Le corps arrivera à Paris le 11 novembre, jour d’une ambitieuse cérémonie : celle du transport du corps de Gambetta au Panthéon et du soldat inconnu à l’Arc de triomphe. C’est un instant de grands fastes républicains, sous les accents de la Marche héroïque de Saint-Saëns, car les autorités en ont profité pour fêter aussi le cinquantenaire de la République (même si celle-ci est née le 4 septembre 1870 mais la date était jugée trop proche de la défaite de Sedan le 2 septembre). Toutefois, pour le soldat inconnu, il ne s’agira, on l’a dit, que d’une inhumation provisoire car il faudra plus d’un mois pour que le caveau soit creusé au centre de l’arche. Le soldat inconnu ne sera donc mis en terre définitivement que ce 28 janvier 1921, voilà exactement cent ans. Et il faudra attendre le 11 novembre 1923 pour que naisse la cérémonie de la flamme, ravivée chaque soir au crépuscule.
Depuis, ce soldat sans visage, qui se veut le symbole de toute la souffrance de millions de jeunes Français, a toujours été respecté. Le 14 juillet 1940 ou le 26 août 1944, il a même été au cœur de cérémonies poignantes. Plus tard, après mai 1968, il a bien connu quelques péripéties mais elles n’ont pas altéré son image. Même en 1970. Un groupe féministe du MLF a déposé alors une banderole célèbre : « Il y a plus inconnu que le Soldat inconnu : sa femme » ; c’était au fond un hommage indirect. Et le plus poignant fut ce 1er décembre 2018, quand les « gilets jaunes » « historiques » s’en prirent à l’Arc de triomphe. Malgré les dégradations, les fumigènes et les jets de boulons, ces gens révoltés contre des élites qui souvent les oublient au profit d’autres n’avaient pas oublié, eux, ce que leurs ancêtres avaient enduré pour la nation. Lors du ravivage de la flamme, ils protégèrent la tombe et entonnèrent, sous les applaudissements, La Marseillaise en criant « Bravo les anciens ! ».
- Christophe Soulard, « L’Histoire méconnue du soldat inconnu », Éditions du Félin, 2020.
Jacques de Saint Victor
Le Figaro – jeudi 28 janvier 2021
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